Entretien avec Matthieu Boisset Juin 2007

Pourquoi travailler sur Médée de Sénèque ?

Il y a longtemps, j’ai fait des travaux de  » réécriture  » de pièces élisabéthaines et je me suis rendu compte que tous ces textes s’inspirent en fait de l’écriture de Sénèque. Même le théâtre du XVIIè vient pour une large part de là, selon moi, y compris Racine, alors que souvent on pense qu’il vient seulement des Grecs. Moi, je ne crois pas. Sénèque est une matière textuelle forte, essentielle. J’ai donc glissé du théâtre élisabéthain au théâtre antique, au mythe. Michel Boisset, mon père, s’est chargé de la traduction qui est déjà un premier niveau de réécriture. Les traductions existantes, majoritairement universitaires (hormis celle de Florence Dupond), ne nous convenaient pas. On a cherché à produire une version très proche du texte initial, mais très  » à dire « , qui ne soit ni trop fidèle, ni trop littéraire. On souhaitait trouver une langue à la fois moderne et latine, inscrite  » dans  » le verbe de Sénèque, c’est-à-dire une langue efficace, sans fioriture, très directe et percussive. Sénèque a longtemps été déconsidéré parce que son théâtre était sanglant et violent : Médée tue ses enfants sur scène, devant Jason et les spectateurs ! C’est justement ce côté spectaculaire et théâtral qui m’attire chez cet auteur. C’est aussi rhétorique, comme chez les grecs : le texte de Sénèque, en l’état, c’est un grand monologue de Médée, très peu de dialogues, de grands passages de chœur, deux scènes dialoguées entre Jason et Médée, mais avec très peu d’affrontements directs entre eux. Jason est là pour que Médée puisse  » vomir  » son texte, sa logorrhée, sa haine et son amour. Pour des questions d’économie dramaturgique, ça ne me convenait pas. Ces monologues, entrecoupés de grands passages de chœur (Jason et les Argonautes, les mythes) en deviennent presque indigestes. Du coup, certains passages du chœur ont été amputés, mais surtout d’autres déplacés et attribués aux personnages dont le poids s’en trouve étoffé ; j’ai par exemple attribué des passages du chœur à Jason pour créer un affrontement plus direct entre lui et Médée. Ainsi, dans le passage où le chœur exalte l’audace de l’humanité, au lieu de faire dire au chœur, comme chez Sénèque :  » le premier qui franchit la mer », je fais dire à Jason :  » moi qui, le premier, ai franchi la mer « . On s’éloigne-là du texte original de la pièce de Sénèque mais cela fonctionne par rapport à Jason car il est le premier à faire un voyage initiatique, avant même l’Odyssée ; et cette  » auto-héroïsation  » le met sur un pied d’égalité avec Médée. Avec l’idée de concert, ça permettait d’avoir comme deux choristes qui s’affrontent par le biais du public (ils s’adressent au public lors de leurs monologues). Leurs textes se répondent et s’entrechoquent. Il y a donc duo sur le plateau, donc une prise de position, une manière de réengager un conflit, une théâtralité. C’est l’objet même de la réécriture. Au départ, c’était pour des questions techniques, d’efficacité dramaturgique, mais en fait aujourd’hui je peux dire que cela donne sens à la pièce : Jason n’est plus seulement le couard, le lâche, mais il est réinvesti d’une dimension mythique et Médée n’est plus la seule dans son action, comme un grand personnage mythologique. Cela recentre l’histoire sur le couple, et certains spectateurs ont pu y voir un écho à leur propre questionnement sur le couple moderne : c’est là la force du mythe, une parole intemporelle d’inconscient à inconscient. En fait, qu’est-ce que ce couple mythologique ? Jason n’est-t-il pas un monstre aussi ? Il a enfreint aussi les lois, il a combattu les dieux. L’impliquer plus fortement par le texte lui redonne un blason, et en tous les cas, lui redonne la puissance qu’il doit avoir. Médée parle de leur union, de leur amour, et de cette impossibilité finalement à s’unir qui mène jusqu’au meurtre des enfants. Ils sont allés tellement loin au-delà de la loi humaine et divine que leur union en devient impossible. En même temps, en faisant cela, Médée devient un  » surhomme  » : elle transcende tout, elle va au-dessus de tout et donc accède à la liberté, une liberté toute Nietzschéenne. Finalement n’ont-ils pas fait cela ensemble ? L’argument de Jason et Médée peut donc être interprété différemment. C’est l’histoire de la liberté, de l’amour. La traduction de Michel Boisset ne tord pas le sens mais le précise. Les dernières paroles de Jason à Médée, dans notre traduction, illustrent très bien cela :  » Ah ! oui ! Parcours l’espace et annonce la nouvelle : Partout où tu passes – le ciel est vide – les dieux sont morts « .

Tu évoquais tout à l’heure une langue  » percussive « . On peut faire un lien à cet endroit avec la musique qui est omniprésente dans la pièce ?

Le mot est important en effet. C’est la raison pour laquelle on a monté le spectacle en musique. J’ai toujours travaillé en rapport avec la musique, pour des questions spectaculaires, de jubilation, d’entraînement. Mes influences sont des gens comme Varèse, des rythmes comme les percussions, et beaucoup d’improvisation, de recherche. Je me suis même rapproché à une époque de Rabih Abou khalil (jazz oriental), que vous programmez cette année. Médée véhicule un cliché : celui du Caucase, de la mer Noire, de l’Antiquité. Cette image ne nous intéressait pas vraiment, en tous les cas elle n’était pas proche de nous, de notre sensibilité, de notre émotion. Pour ma part, j’ai travaillé pas mal sur le rock. Donc de manière intuitive, sans concertation, on s’est arrêté sur Janis Joplin et on a trouvé une correspondance avec Médée : elle est à la fois une puissance énorme, et en même temps un cri de douleur et de désespoir… Quelqu’un entre abattement et puissance, déchirée entre le fait d’être exilée, abandonnée et le fait qu’elle s’oppose et à la loi des hommes et à la loi des dieux. On a travaillé sur des bandes de Janis Joplin, en improvisation autour de ça, puis de fil en aiguille, sans casser la forme classique, on est arrivé à inventer un objet d’une nouvelle forme, ni tout à fait du théâtre ni tout à fait un concert. Ce n’est ni un opéra ni un oratorio. Sa forme n’est pas définie de façon préconçue. Les comédiens ne chantent pas, ils parlent avec la musique. Il y a un batteur sur scène qui joue en direct, il a une batterie acoustique, une batterie électronique et il peut improviser sur scène.

Parle-nous un peu plus du rapport qu’entretiennent les comédiens avec le texte et la musique.

L’idée n’est pas de chanter le texte. C’est beaucoup de travail pour réussir à ce que le texte appartienne aux comédiens, pour trouver une intimité par rapport au texte, être dans un parler qui nous appartienne, proche de ce que nous-même nous avons envie de défendre, nous, comédiens, sur un plateau. C’est-à-dire pourquoi nous sommes là ? Qu’est ce que nous donnons à voir de nous ? Qu’avons-nous envie de dire de nous-mêmes à travers les personnages que nous incarnons ? Ce n’est pas personnel mais particulier. La musique apporte des imaginaires invisibles pour ceux qui écoutent et ceux qui travaillent sur elle. L’imaginaire au théâtre, c’est fondamental. Et c’est la musique qui permet cela, comme la bande son au cinéma, s’il n’ y en a pas, on n’est pas emporté.

Sur scène ça donne quoi ?

Une scénographie très simple : il n’y a pas de décor ou d’espace de fiction. Médée est tout le temps sur scène, les autres personnages entrent et sortent. L’éclairage n’est pas aussi rythmique que lors d’un concert, parfois on rejoint la temporalité longue du théâtre. Mais parfois la lumière peut être assez violente. Sur le plateau, les comédiens sont au micro, le batteur est là avec ses deux batteries, et à cela se rajoute une bande son. C’est une scénographie très tournée vers le public, spectateurs et comédiens sont dans un même espace. Le volume sonore est conséquent, dans une dynamique rock. Le son appuie le texte, lui donne de l’excès, de la démesure et permet le basculement amour/haine. Mes inspirations sont Janis Joplin, Patty Smith, Jim Morrison. A part Lou Reed, les bandes-son sont issues de groupes plus contemporains mais elles sont inspirées des 70’s, comme les Kills. L’intrusion de bandes permet de faire surgir d’autres imaginaires.

Une part d’improvisation, dans le texte aussi ?

Non. La part d’improvisation, c’est qu’on recherche quelque chose qui soit  » live « , comme devrait être le théâtre, même si cela est difficile parce qu’on est dans une proposition arrêtée, qui est difficile à faire évoluer. Ce que joue le musicien n’est pas trop écrit à part quelques repères qui sont comme des rendez-vous avec les comédiens. Entre eux, il y a de l’écoute, de la cohésion, de la confiance.

Ton spectacle se joue aussi bien dans une salle de théâtre que dans une salle de concert ?

Nous n’avons joué qu’une seule fois dans une salle de concert, c’était au Krakatoa. Jouer dans une salle de concert nous a portés : dans l’énergie, la dynamique, l’imaginaire. Nous étions alors en confiance par rapport au spectacle (que l’on avait déjà joué), et on avait en plus la qualité du son d’une salle. Cela nous a permis d’aller au bout de notre proposition.

Propos recueillis par Marie Ferrari / TNBA