Avant-propos
Il peut paraître présomptueux de proposer une nouvelle traduction de la Médée de Sénèque, après J.Vauthier (1967) et F. Dupont (1992). Mais, au vrai, il ne s’agit pas ici à proprement parler d’une traduction au sens strict et universitaire du terme, mais bien plutôt d’une adaptation, comme d’ailleurs le revendique J. Vauthier. Cette adaptation vise à restituer l’efficacité du langage dramatique de Sénèque dans la relation des personnages, dans sa nature même, enfin dans son effet sur le public. Sur le premier point je procède par une infidélité systématique qui consiste à mettre la parole des personnages toujours » en situation « , c’est-à-dire à enraciner l’énonciation dans la subjectivité d’une parole à la première personne violemment adressée à un autre qui est l’objet de haine ou de désir, voire à l’autre face d’une conscience divisée et déchirée : on s’éloigne sans doute par là du strict respect du texte de Sénèque qui cède volontiers à un goût rhétorique de l’énoncé universalisant et moraliste : c’est sur un point en fin de compte mineur qui se réduit à la traduction par la première et la deuxième personne d’une troisième personne abstraite.
Mais ce détour ou, si l’on veut, ce procédé – que ne dédaignait pas Molière – sont le moyen d’actualiser – c’est-à-dire de faire ressentir aux spectateurs, de faire retentir en eux – la violence des situations qui lient ou opposent les personnages. Le deuxième point porte sur la nature même du langage dramatique du texte latin : comment rendre la puissance et la compacité des sonorités et du rythme – ce qu’Artaud, parlant de Sénèque, appelait » la vibration spasmodique des mots » – dans un langage le plus simple et le plus immédiat possible ? Pour les premières (les sonorités), il fallait offrir à l’actrice et aux acteurs le moyen d’avoir en bouche la chair même des mots et d’en retrouver jusqu’au noyau ou au squelette : les effets d’assonance ou d’allitération soulignant la ligne mélodique d’une expression ou d’une phrase sont communs au français et au latin, même si on peut y avoir plus aisément recours dans cette dernière langue. Pour le second (le rythme), il fallait trouver l’équivalent du rythme court du sénaire iambique. C’est pourquoi – à la différence de J. Vauthier et de F. Dupont – je n’ai pas choisi l’ampleur du » verset » claudélien, mais au contraire la saccade et la syncope du tiret dont la fréquence veut rendre la secousse violente et » spasmodique » des sentiments et d’introduire dans le discours le souffle même des personnages et comme la physiologie des passions.
Michel Boisset, traducteur.
Scène I
prologue
MEDEE
Dieux du mariage –
Déesse protectrice du lit nuptial – et de mon accouchement –
Toi – grâce à qui, pour dompter la mer, Typhis a su maîtriser le navire magique –
Maître en furie de la mer sans fond – Soleil, clarté du monde –
Lune, magicienne complice des sacrifices secrets – triple Hécate –
Sur vous – il m’a prêté serment, Jason – mais moi – Médée –
J’ai le droit – plus que lui – de vous supplier :
Chaos, nuit éternelle – mânes impies –
Toi, maître sinistre du royaume souterrain
Tu as enlevé de force Proserpine, mais ne l’as pas trahie.
Ma prière ne vous demande pas le bonheur.
Venez à mon secours
Déesses de la vengeance et du crime
Dénouez les serpents de vos crinières
Serrez dans vos mains sanglantes les torches noires
Venez à mon secours –
Effrayantes et droites comme jadis au jour de mes noces :
Pour la jeune épouse, pour son père, pour toute la famille du roi :
La mort – la mort – la mort –
Pour le fiancé, j’ai mieux à vous demander : Pire que la mort : la vie.
Vagabond, mendiant, exilé, tremblant, détesté, sans foyer –
Qu’il me demande à nouveau d’être sa femme
Qu’il réclame à nouveau l’hospitalité dans ma maison
Ah ! ma prière ne peut être pire : Qu’il engendre – des fils comme leur père –
Des fils comme leur mère.
Je tiens ma vengeance : j’en ai accouché.
Plaintes et paroles inutiles : – attaquons mes ennemis – arrachons de leurs mains les flambeaux du mariage, du ciel sa lumière.
Soleil, mon ancêtre – du haut du ciel – sur ton char, tu me vois et je te regarde :
Renverse ta course – recommence le jour – prends-moi sur ton char – donne-moi les rênes brûlantes :
Ah ! incendier Corinthe ! Que ses deux mers l’engloutissent !
Que me reste-t-il ? : apporter moi-même la couronne nuptiale, faire les prières du sacrifice, immoler les victimes sur l’autel.
Médée, si tu vis encore, si tu as encore un peu de ta force passée, cherche au plus profond de tes entrailles la fin de ton supplice ; chasse de toi la femme, chasse la peur. Montagne abrupte du Caucase, enveloppe-moi.
Tous les crimes qu’ont vus la mer Noire, la Colchide – Corinthe va les voir.
Sauvages, inouïs, horribles, mes crimes pour l’effroi du ciel et de la terre, bouillonnent dans mon cœur : blessures, meurtres, cadavre déchiré : timides essais de débutante. Plus violente, ma haine va monter plus haut –
J’ai accouché : mes crimes désormais doivent être pires.
Arme-toi de ta colère – folle, renverse tout dans ta fureur.
Médée mariée – Médée abandonnée – entrera dans la légende.
Jason, comment le quitter ? comme je l’ai suivi. Vite ! Pas de mollesse – Que tout éclate !
Ma famille – je l’ai eue par le crime – par le crime je la quitterai.
Scène II
JASON
Voici les noces royales – voici les jeunes époux –
Dieux ! soyez-leur favorables –
Protégez-les – dieux du ciel et de la mer.
Et vous – la foule – silence !
Vous – les dieux, maîtres du monde –
et toi, déesse du mariage – voici pour le couteau du sacrifice –
un couple couleur de neige : un taureau et sa génisse encore indomptée.
Troisième et plus modeste victime – un bélier – pour la Paix, pour l’Hymen
et l’Étoile du soir, attendue des amants.
Ah ! vierge sans égale
baignant au soleil
dans le fleuve
ou sur la montagne
ton corps blanc.
Et toi, Jason – laisse-moi t’admirer !
Plus beau que les dieux :
Bacchus lascif sur son attelage de tigres –
Apollon – le dieu du trépied prophétique –
Castor, roi des cavaliers et Pollux, champion des boxeurs.
Ô dieux, voici ma prière :
L’épouse est la plus belle : qu’elle l’emporte sur toutes !
L’époux est le plus beau : qu’il triomphe de tous !
Elle – éclipse toutes les femmes – comme le soleil ou la pleine lune les étoiles –
Elle brille comme l’étoile du matin –
Son visage a l’éclat de la neige infusée de la pourpre –
Ah ! Jason, quitte le lit de l’horrible fille de Colchide –
Ses étreintes sauvages te font peur – Fuis l’infâme !
Sois heureux ! Épouse la vierge de Corinthe – son père le veut.
Allons ! Allumons les torches solennelles du mariage ! Que le pin flambe –
A nous les rires et les sarcasmes –
C’est jour de mariage – jour de joie –
Mais – pour elle – pour celle qui a fui sa maison avec un mari étranger –
La fuite dans la nuit !