Entretien paru dans SPIRIT, février 2006
Propos recueillis par Pégase Yltar
« Matthieu Boisset ou le luxe de la pauvreté »
Le bordelais Matthieu Boisset, ex-jeune homme en colère aujourd’hui à peine assagi, revient à la mise en scène et à sa Compagnie Dies irae pour créer Médée-concert. Ou la rencontre entre le verbe de Sénèque et l’énergie rock de Janis Joplin.
Pourquoi revenir avec Sénèque ?
Peut-être parce que je suis un peu obsessionnel. Après » Senex Blues « , ma première création, il y a plus de 10 ans, j’ai monté des Elisabéthains, comme Marlowe, qui viennent directement de ce théâtre. Je cherche une manière d’aborder le tragique aujourd’hui. Les thèmes me fascinent toujours : l’amour, la virulence, la vengeance, la violence… Médée, femme, étrangère, exilée et trahie, veut aussi s’affranchir de la société des hommes et des dieux. Médée l’infanticide est considérée comme un monstre. Mais est-ce qu’il n’y a pas là acte de liberté ?
Comment avez-vous adapté le texte ?
J’ai travaillé avec Michel Boisset, mon père, professeur de lettres classiques. On a voulu retrouver la précision de la langue latine : c’est un texte fait pour être adressé. Sénèque crée un théâtre sanguin, plus direct, plus spectaculaire que celui des Grecs. On s’est parfois éloigné de la lettre classique, mais au fond, on s’est rapproché de l’esprit. C’est une langue du spasme, percussive, organique, qui s’accorde avec le souffle de l’acteur.
Quelle est la forme de ce nouveau spectacle ?
Ça s’appelle » Médée-Concert » parce que c’est autant une pièce de théâtre qu’un concert. Ce n’est pas un opéra, ni du théâtre musical, mais une forme qui se cherche, qui circule entre concert, danse et action dramatique. Dans » Senex Blues » la musique était un accompagnement. Ici, elle est omniprésente. Le texte n’est pas chanté, mais scandé par trois acteurs. La scénographie se rapproche du concert. Mais il ne s’agit pas d’invoquer, ou de singer la magie du rock’n’roll : on raconte une histoire.
Quelle musique sur scène ?
On est parti sur des musiques qui nous parlent. Pour Médée, on a pensé à Janis Joplin, à ce personnage entre désespoir et puissance. Et aussi à l’énergie de Lou Reed, Patti Smith, Jinsu, The White Strippes. On a travaillé sur la dépense, l’engagement rock. Sur scène, le musicien, Benjamin Ducrocq joue de la batterie et travaille avec des nappes, des samples et quelques sons électros.
Vous n’avez pas signé de mise en scène depuis » Trafic » en 1999. Pourquoi avoir arrêté ?
Parce que j’en avais marre de chercher du pognon. C’est une très mauvaise raison, mais c’est la plus sincère que je peux avancer. J’ai eu envie d’aller voir ailleurs, de travailler avec des gens, ce que j’ai fait avec Jean-Luc Terrade. J’ai été son assistant, j’ai fait un peu de tout, je suis redevenu comédien dans quelques spectacles qui ont bien tourné. Ça a été une période finalement très riche.
Pourquoi reprendre ?
» Médée Concert » est un vieux projet que je voulais créer depuis longtemps. J’ai trouvé quelqu’un qui avait envie de le jouer : l’actrice Christine Monlezun, venue de Toulouse. On est reparti sur ce texte et j’ai remonté une équipe petit à petit. Et ce en profitant du » luxe de la pauvreté » : celui qui donne le temps de travailler, quand on n’a pas devant soi l’échéance de la représentation. On a profité d’un espace de travail mis à disposition par Jean-Luc Terrade. Et le TNT d’Éric Chevance nous a donné l’opportunité de jouer.
Quel regard posez-vous sur votre parcours ?
J’ai fait des choix. Si on se plie à l’esthétique générale, c’est peut-être plus facile d’obtenir des moyens, mais il n’est pas sûr qu’on fasse le théâtre que l’on veut. Je préfère galérer et avoir cette liberté. Financièrement, j’ai toujours été très rock’n’roll. Et je le suis encore… Bien sûr, rétrospectivement, il y a peut-être des choses que je ferais différemment : j’aurais dû être plus organisé, travailler mieux à la diffusion de mes spectacles. Mais je n’ai pas de regrets. Et je pense que la reconnaissance que j’ai pu obtenir s’est faite sur mon propos et ma ténacité. Ce qui me semble une bonne assise pour continuer…
Vous pensez que le moment est propice pour les » petites » compagnies ?
Il y a une politique générale d’écrasement des petits. Le fossé qui se creuse entre les pauvres et les riches se retrouve dans le théâtre. Les subventionneurs ont tendance à renforcer les compagnies conventionnées et à délaisser les autres. On bétonne les droits d’une élite qui tend vers un théâtre académique, bourgeois.
La solution passe par les lieux alternatifs ?
On est bien obligé de trouver d’autres lieux, parce que les institutions ne bougent pas. Il faut privilégier les lieux de travail, les échanges, même si on reste dans une économie parallèle, officieuse. Cela dit, les lieux alternatifs sont aussi soumis à des effets de mode, ils créent un nouvel académisme. On y parle danse, vidéo, arts plastiques, performances… J’ai parfois l’impression de n’y voir que des images, une esthétique. Moi je continue à m’intéresser au texte, au sens.
0n a l’impression que vous êtes calmé depuis vos jeunes années…
J’ai vieilli, je suis père de famille. Je ne suis pas moins en colère, mais je préfère mettre mon énergie dans mon travail.
Qu’est-ce que vous vous souhaitez pour la suite ?
J’aimerais avoir un lieu pour travailler, pouvoir accueillir des artistes. Créer une communauté de gens qui ont envie de résister économiquement et esthétiquement à ce qui se passe.